Énergie Est: le projet d’oléoduc controversé pourrait-il ressortir de terre?

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Marine Ernoult

Journaliste

Le besoin d’augmenter le commerce intérieur et de diversifier les marchés d’exportation du Canada ont ravivé, dans la classe politique, l’idée de relancer le projet de l’oléoduc Énergie Est, abandonné en 2017. Mais ce pipeline, qui relierait l’Ouest canadien aux ports de l’Atlantique, reste irréaliste et économiquement risqué, disent les experts.

Tracé du projet de l’oléoduc Énergie-Est. En orange, l’oléoduc projeté. Le projet est annulé le 5 octobre 2017 par TransCanada. Photo : Eshko Timiou CC BY-SA 4.0.

En pleine guerre économique avec les États-Unis, les industries canadiennes cherchent de nouveaux débouchés. La construction du controversé oléoduc Énergie Est revient sur le devant de la scène comme porte de sortie du pétrole, moteur économique de l’Alberta.

Il s’agit d’un pipeline de 4600 km qui transporterait quotidiennement 1,1 million de barils de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta et de la Saskatchewan vers le port de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick. Il traverserait six provinces et près de 200 territoires de Premières Nations.

L’entreprise TransCanada, devenue depuis TC Energy, a abandonné le projet en 2017 pour des raisons environnementales et faute d’acceptabilité sociale, surtout au Québec.

Fin janvier, la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, et le premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Tim Houston, ont pourtant relancé l’idée. Ce dernier a même demandé à Ottawa d’approuver «immédiatement» un projet, qui offrirait des «opportunités incroyables» de développement de nouveaux marchés, notamment vers l’Europe.

Le chef du Parti conservateur du Canada (PCC), Pierre Poilievre, a également déploré l’abandon de l’oléoduc, qui aurait, selon lui, pu être utilisé pour réduire la dépendance d’autres pays au pétrole russe.

Pour le professeur au département des sciences économiques de l’Université du Québec à Montréal, Charles Séguin, il est cependant «trop tard».

«Ce ne sont pas des discussions sérieuses, la fenêtre d’opportunité est passée, estime-t-il. On parle d’un vieux projet que certains politiciens aimeraient ramener à la vie, car ils regrettent d’en avoir sous-estimé les bénéfices à l’époque.»

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Économiquement inintéressant

«Avec Énergie Est, il s’agirait théoriquement d’acheminer du pétrole vers l’Europe, mais les importations européennes de pétrole ont stagné au cours des dernières années», expose Janetta McKenzie, en Alberta. Photo : Courtoisie.

La directrice du programme pétrole et gaz de l’Institut Pembina, un centre albertain en recherche environnementale, Janetta McKenzie, rappelle en outre que la construction d’un pipeline de cette envergure prendra au moins une décennie et «ne résoudra certainement pas les problèmes tarifaires à court terme».

Dans l’immédiat, «ça ne règlera pas non plus le problème de la dépendance du Canada envers les États-Unis pour son exportation de pétrole», ajoute le professeur au département de physique de l’Université de Montréal, Normand Mousseau.

Faute d’infrastructures de traitement adéquates, plus de 80 % de la production albertaine d’or noir est en effet exportée vers le Midwest et le Texas par pipeline, explique Janetta McKenzie. Les raffineries transforment le pétrole lourd canadien en brut léger et l’exportent ensuite à l’international.

Selon les experts, le silence actuel des entreprises du secteur pétrolier sur le sujet témoigne de leur désintérêt pour une proposition économiquement inintéressante et trop risquée.

En 2017, le cout d’Énergie Est était estimé à près de 16 milliards de dollars. «Aujourd’hui, compte tenu de l’inflation et des perturbations de la chaine d’approvisionnement, ce montant serait certainement beaucoup plus élevé et complètement déraisonnable», avertit encore Janetta McKenzie.

Charles Séguin croit que les compagnies préfèrent attendre les résultats des élections fédérales avant de se prononcer : «Si les conservateurs gagnent, ça pourrait être favorable, si ce sont les libéraux, ça s’augure très mal.»

Des corridors énergétiques, «vendeur électoralement»

«Ça m’étonnerait qu’Énergie Est soit un cheval de bataille durant la campagne électorale. Ce serait risqué d’en parler, le projet a échaudé beaucoup de monde», considère Yann Fournis. Photo : Courtoisie.

Au-delà d’Énergie Est, Ottawa et les provinces ont récemment décidé de créer des corridors énergétiques nationaux afin de faciliter le transport et l’exportation du pétrole et du gaz naturel.

«C’est vendeur électoralement d’améliorer les échanges Est-Ouest pour constituer une économie intégrée et renforcer notre indépendance, mais c’est complexe à mettre en place d’un point de vue politique publique», prévient le chercheur de l’Université du Québec à Rimouski Yann Fournis.

Il évoque notamment le conflit dans les années 1980 durant lequel l’Alberta a préféré envoyer son pétrole brut aux États-Unis plutôt qu’en Ontario. À cette époque, la province s’opposait au gouvernement fédéral de Pierre Elliot Trudeau qui voulait mettre en place le Programme énergétique national.

Contexte international défavorable

Dans une réponse par courriel, la présidente et directrice générale de l’Association canadienne des producteurs pétroliers, Lisa Baiton, se dit d’accord avec «la nécessité de construire de grands projets énergétiques».

Mais, «plutôt que de défendre des projets isolés», elle appelle les gouvernements à créer un environnement propice à l’investissement privé dans des projets d’infrastructure nationaux qui permettront de «diversifier les marchés», d’assurer «la protection tarifaire» du pays et de «protéger sa souveraineté».

En réalité, pour que les compagnies acceptent de mettre la main au portefeuille, elles doivent sécuriser des contrats de vente à long terme.

«J’ai de la misère à voir des marchés d’exportation dans un contexte où il y a un essor de la voiture électrique, où la demande mondiale est amenée à baisser et où le cout du pétrole canadien explose», observe Normand Mousseau.

Le physicien fait référence au prix très élevé du pétrole qui transite par l’oléoduc Trans Mountain (entre l’Alberta et la Colombie-Britannique) : «Aujourd’hui, on demande de ne pas le tarifer au prix coutant, car sinon il ne serait pas compétitif et impossible à exporter.»

L’Union européenne (UE) a par ailleurs adopté une taxe carbone aux frontières, qui permettra de taxer les importations de marchandises (le pétrole et le gaz ne sont pas concernés dans un premier temps) depuis des pays tiers aux normes moins strictes dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre (GES).

À cet égard, Charles Séguin avance que l’UE aurait pu constituer un marché d’exportation si le Canada avait maintenu sa taxe carbone : «Ça aurait été un argument de vente intéressant.»

Point de vue autochtone

Pour les Premières Nations, «quiconque souhaite réaliser le projet doit en discuter avec les communautés touchées et leur fournir toutes les informations pour qu’elles puissent prendre une décision éclairée quant à leur niveau de soutien ou même de partenariat», insiste le directeur général de l’Atlantic Policy Congress of First Nations Chiefs Secretariat, John Paul.

Le responsable se dit préoccupé par les impacts environnementaux du projet Énergie Est sur le fleuve Saint-Jean et les zones adjacentes : «Il s’agit d’un territoire faisant l’objet d’une revendication territoriale de la part des communautés autochtones du Nouveau-Brunswick.»

Une «solution du passé»

Selon Charles Séguin, le secteur pétrolier et gazier préfère rester discret à propos d’Énergie Est tant que la campagne électorale est en cours. Photo : Émilie Tournevache.

Reste donc à savoir si les contribuables seront prêts à payer alors que les tensions commerciales avec les États-Unis relancent la fibre patriotique canadienne.

«Il peut y avoir plus d’acceptabilité sociale à courte vue, mais je ne pense pas que le gouvernement voudra le financer, personne ne va mettre de dollars là-dedans», insiste Charles Séguin.

«Le repositionnement politique canadien lié au contexte international met la table pour des projets extractivistes [d’extraction des ressources naturelles], mais ça ne veut pas dire que les conditions sont favorables pour Énergie Est», confirme le professeur de science politique à l’Université du Québec à Rimouski, Yann Fournis. «Je serais étonné que ce pipeline ait lieu, il a fait l’objet de rebuffades assez dures.»

Normand Mousseau s’interroge quant à lui sur la pertinence d’Énergie Est à l’heure où le Canada s’engage à réduire ses émissions de GES et ses subventions à l’industrie pétrolière. Il n’hésite pas à parler de «solution du passé» : «Je ne suis pas sûr que ça emballe les gens de l’est du Canada.»

«Nous recherchons toutes les solutions possibles et imaginables pour renforcer la résilience économique et la sécurité énergétique. Ce nouvel oléoduc n’est peut-être pas pour autant la meilleure case à cocher, renchérit Janetta McKenzie. Nous avons aussi la capacité de diversifier nos sources d’énergie, de produire de l’électricité propre et à faible cout.»

Aux yeux de Charles Séguin, tout dépend de la direction que l’on veut donner à l’économie canadienne dans les 30 prochaines années : «Si l’on considère que le secteur pétrolier est voué au déclin et qu’il faut gérer la décroissance, on n’en a pas besoin.»

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